au matin il restait le goût des somnifères pour soulager la nuit de toute pensée mais au soir c’étaient des peurs immenses des animaux souvent d’insondables vérités: – ne pas enfermer les patates – dire les histoires jusqu’aux détails – faire attention aux grands bocaux – perdues dans le sommeil
Le corps commençait à se sentir un peu… frisquet? Il n’y avait plus les infirmières pour le peser, mesurer, piquer, contrôler, nourrir, médiquer à intervalles réguliers, et c’était bien! C’était bien, mais on ne savait pas si on pouvait gérer sa survie toute seule. C’est comme ça qu’on a rejoint les autres, parce qu’on avait besoin d’elles. Plus tard, elles diront qu’elles avaient besoin de tout le monde, qu’elles avaient besoin d’on aussi, que c’est ça, une société.
Lorsqu’on s’est enfin décidée à quitter la vieille bâtisse, on n’a pas pu se retenir. Il fallait une dernière action, quelque chose qui libérerait réellement la parole accumulée dans ces lieux. On a récupéré toute la rage qu’on a pu, toute la paperasse confidentielle qu’il restait, mis les meubles en morceaux quand ils n’étaient pas fixés au sol. On a ramassé les branches et les mégots dans la cour et, puisqu’il fallait choisir une pièce, on a foutu tout ça dans celle des thérapies de groupe. On aurait voulu jeter le briquet comme dans les films, mais c’était un bic, alors c’était un peu moins bien.
Elle était là, la joie. Dans un grand feu. Bon, pas longtemps, parce que la pierre ça brûle pas terrible. Mais flamboyante un instant. Et puis on a pris la route.
Avant tout ça, on fréquentait déjà des groupes d’écoute. Juste d’écoute. Il existe des dizaines de formes d’écoute, et des milliers de façons de parler dont beaucoup ne passent pas par la bouche. On écoutait, sans conseils, sans onomatopées, sans mouvements. On accueillait. On n’allait pas aux débriefings, on "oubliait" de se délester. On aimait l’idée d’être une bibliothèque d’instants. On est tant remplie d’histoires, de pensées et d’affects qu’on se cherche encore là-dedans.
Elles avaient transformé les lieux de soin en lieux d’accueil. La principale différence, en plus de la liberté et de l’absence de durée minimale ou maximale de l’accueil, c’est que personne n’attendait que quiconque se sente malade. Chacune avait le droit de se reconnaître dans le discours médical et d’en parler, mais l’étendre aux autres était devenu compliqué.
— Il faudrait plutôt sortir ceci des manuels psychiatriques. Elles disent liberté pour toutes, pas seulement pour les plus acceptables d’entre elles. Que les révoltées étaient folles avant elles et qu’elles aussi sont en révolte. Que les queers étaient folles avant elles et sont toujours parmi elles. Elles sont mathématiciennes et le résultat des divisions est toujours négatif.
Le point de vue situé, c’est reconnaître que l’on parle depuis une certaine position et que cela affecte notre pensée et parole. Elles préféraient le point de faire situé, parce que parler, discourir, rechercher, elles avaient essayé. Et toujours les mots des spécialistes –qui ne pouvaient pas être elles, ni être situées– étaient placés sur les leurs, et toujours elles étaient rangées au musée de la Pitié au mieux, de la Pathologie sinon. Elles avaient témoigné, merci beaucoup, c’est important de témoigner, de partager votre vécu, et jamais elles n’étaient plus que cela: de petits vécus individuels interdits de se raccrocher les uns aux autres.
Aujourd’hui, certaines disaient que c’étaient elles toutes les spécialistes. D’autres que chacune pouvait penser, réfléchir, parler, se tromper sans être reléguée ni dans un témoignage ni dans un diagnostic, mais que plus personne ne serait plus jamais spécialiste des autres.
Elles refusaient la professionnalisation du prendre-soin. Mais pas la formation. Se former, cela pouvait se faire sur le tas, sur le tard, directement en contact avec les autres, en regardant interagir celles qui savaient déjà faire, celles qui faisaient, celles qui rataient aussi, parce que tout ne s’est pas bien passé. Se former, cela pouvait aussi être regarder en arrière ou sur le côté, toutes celles qui étaient déjà passées par là et nous avaient parlé de la détresse, de la folie, des mille manières de faire avec plutôt que contre, de comment prendre soin des autres, les unes des autres, s’entourer, s’entourer, s’entourer. De comment, parfois, elles n’y arriveraient pas. Ce que toutes apprirent, c’est à transmettre.
On avait beau être la seule personne dans les couloirs, on n’était jamais seule: les émotions de générations de timbrées s’étalaient de partout, coulaient sur le corps comme une deuxième peau, dans la bouche comme une autre langue. On a commencé à discuter avec elles. En échange, elles avaient laissé un petit pan de mur vierge pour y déposer ce qu’on voulait, leur confier, peut-être repartir sans.
dans les fissures d’un monde tel qu’il est elles ont glissé leurs doigts leurs langues leurs souffles pour le faire tel qu’il pourrait être même si ce n’est qu’un petit peu
Les murs parlaient. Ils récitaient de petits messages de honte, de peur, de colère colère colère. Colère contre la famille, contre les psy, les infirmières, les collègues, les voisines, les amies qui sont se sont barrées à la première bizarrerie, ou peut-être à la troisième. Colère contre soi-même surtout. De longs monologues de tristesse. Ça bruissait de malheur partout jusque sur notre peau. Ce qu’il manquait, c’était la joie, fragile ou en grands éclats qui éclaboussent de partout, mais la joie. On a pris le marqueur. Rien n’est venu. Être libre, ça ne suffisait pas.
Les psy? c'est sûr, elles se sont débattues, mais les dingues était bien plus nombreuses et n'avaient pas grand-chose à perdre. Et beaucoup à gagner: la liberté, et la clé de l'armoire à pharmacie.
Au début, elles voulaient former un collectif avec les infirmières, les proches, la famille, bref, toutes celles qui étaient censées avoir le bien-être et le bonheur des leurs à cœur. Mais les unes voulaient juste garder leur travail, et les autres ne surtout pas changer. Alors, FFP2 sur le nez et capuches mauves sur la tête, les folles ont formé des mad blocs pour dégonder les portes des HP.
Sur les formulaires, on mettait "en questionnements". Étonnamment, ça permettait de ne pas répondre aux questions. Ce que ça n’épargnait pas, en revanche, c’était les conseils dont on n’avait pas vraiment besoin. Et les fringues. Des tonnes et des tonnes de fringues.
Parfois, la libération des folles, l’ouverture des établissements psychiatriques n’a presque rien changé. La même routine, les mêmes gens. Juste libres de partir, et de venir. Ailleurs, il y a eu toutes sortes d’expériences et sans doute autant qui restent à construire. Des HP auto-gérés, des squats de répit, d’autres choses qu’on a toujours pas bien compris.
On, on est restée dans un bâtiment presque abandonné, à écrire des poèmes sur les plafonds.